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Gianluca Costantini
Reality

Dans les brunes de Tripoli, Books, n°112

Une journaliste et un dessinateur-militant brossent un portrait saisissant d’un pays livré à l’arbitraire des milices et où la frontière entre le bien et le mal devient de plus en plus insaisissable.

Aujourd’hui, la Libye a l’air d’un pays normal, raconte Francesca Mannocchi. La capitale, Tripoli, par exemple, avec les parents qui amènent leurs enfants à l’école, son bord de mer baigné par les brumes matinales, ses larges avenues sillonnées par des voitures de luxe et ses grands hôtels…
La chute de Mouammar Kadhafi, ce dictateur aussi fantasque que sanguinaire, remonte à 2011 ; la guerre civile opposant différentes milices, à 2014 ; et la dernière tentative – avortée – du maréchal Haftar, basé à Tobrouk, en Cyrénaïque (dans l’ouest du pays), pour reprendre Tripoli date de 2019. Depuis, des pourparlers ont lieu entre les ennemis d’hier, et un semblant de normalité règne sur ce pays richissime, grand comme trois fois la France et qui tire l’essentiel de ses revenus des hydrocarbures.

Et pourtant, poursuit cette journaliste italienne spécialiste du monde arabo- musulman, la situation n’est nullement apaisée. « Dans ce pays, il faut creuser les apparences pour trouver la vérité », écrit- elle dans Libye, le magistral récit gra- phique qu’elle signe avec son compatriote, le dessinateur Gianluca Costantini. Et, plusloin:«Toutcequisembleévidentde l’autre côté de la mer, en Europe, apparaît ici fluctuant et nébuleux.»

En sept chapitres qui racontent sept histoires distinctes et pourtant com- plémentaires pour assembler le puzzle de cette réalité complexe, les deux auteurs s’emploient à démontrer que tout ce que nous savons – ou pensons savoir – sur les migrants, les passeurs, les milices, le jeu des alliances et même sur le lourd héritage de l’ère Kadhafi, cette époque où la Libye était une «dictature de l’abondance », ne sont qu’idées reçues et chimères dans le brouillard des matins de Tripoli. « Quand le brouillard se dissipe, voilà la Libye que je vois… là où ombres et lumières se confondent… où le bien et le mal se chevauchent… où les rôles et les alliances basculent en un battement d’ailes », poursuit Mannocchi.

Prenons le chapitre consacré à Isaa, le garde-côtes de Garabulli (Castelverde), petit port tristement célèbre de la Médi- terranée d’où partent, après des semaines de calvaire dans les centres de rétention locaux, des milliers de migrants en direc- tion de l’Italie. Il raconte le système bien huilé du trafic, son impuissance, l’inac- tion de ses supérieurs et les noyés qu’il n’a pas pu sauver. Tous les jours, il croise son ami d’enfance, Hafed, qui est un acteur essentiel de ce trafic : en Europe, on l’appellerait un « passeur ». Un quali- ficatif qui le fait sourire : non, aucun de ses collègues ne montera jamais dans un tel rafiot pour escorter les migrants. Le «passeur» est toujours l’un d’entre eux, plus dégourdi que les autres, parlant un peu l’arabe et à qui l’on donne une bous- sole pointée sur Lampedusa.

Hafed n’est qu’un des maillons de la chaîne, et il n’a aucun sentiment de culpabilité – il pense même qu’il est indispensable. Il fait partie de cette armée de petites mains dans ce trafic, qui alimente les caisses des seigneurs de guerre et des fonctionnaires corrompus. Àpartleshydrocarbures,letraficd’êtres humains est le seul secteur en Libye qui fonctionne et qui recrute à tour de bras. Et les migrants sont les seuls pourvoyeurs de liquidités dans un pays pourtant richissime mais dont les habitants sont obligés de faire tous les matins la queue pour retirer quelques dinars dans des banques sous le contrôle des milices. Ou, comme le dit l’un des nombreux Libyens à qui les deux auteurs donnent la parole, après avoir été dirigé par une main de fer pendant plus de quarante ans par un dictateur, la Libye d’aujourd’hui est deve- nue le terrain de jeu de «beaucoup de petits Kadhafi ». Books.fr

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